Une joie imparfaite

Méditations spirituelles 12/04/2021

Wilona Karimabadi | Adventist World Avril 2021

En Birmanie, il y a près de 80 ans, une famille de six – le père, la mère, et quatre enfants, mènent une bonne vie. L’aînée apprend à lire et, au goûter après l’école, elle déguste des « fraises et de la crème ». Le plus jeune est encore aux couches.

La vie de cette famille est bien remplie. Le père, impeccablement vêtu, possède des compétences en secrétariat, en organisation, et maîtrise la sténographie. Il travaille en tant qu’employé de bureau à Rangoon, une ville sous administration britannique. Sa jeune épouse s’occupe de leurs enfants. Avec sa machine à coudre (en Birmanie, ceux qui en possèdent une sont rares), elle confectionne des vêtements pour la famille, laquelle grandit rapidement.

Dans quelques jours, ce sera Noël. En ville, c’est l’effervescence ! La période des Fêtes est importante pour cette famille chrétienne – enfin, jusqu’à ce qu’un après-midi, des bombes tombent sur Rangoon. Aucun avertissement n’a été donné. Personne n’a le temps de rassembler les enfants et de s’enfuir. L’aînée voit sa petite sœur mourir à cause des éclats de bombe. Son petit frère dit qu’il a du mal à respirer. Des camions finissent par passer pour rassembler blessés et mourants. On emmène le jeune garçon à l’hôpital. Il ne reverra plus jamais sa sœur.

Le père, lui, fait l’impossible pour traverser la ville. Une fois chez lui, il rassemble ce qui reste de sa famille. Mais où aller ? Le seul endroit possible, c’est en Inde. Certains partent par bateau ; mais pour la plupart, ce n’est pas une option. Ainsi commence l’une des plus grandes migrations de masse à pied de l’histoire. La petite famille, maintenant réduite à quatre personnes, marche depuis la Birmanie jusqu’à l’Inde – un trajet long de 450 kilomètres.

UN TRAJET INDESCRIPTIBLE

Machine à coudre, harmonium (un instrument de musique indien dont le père joue), jouets et livres – tout est resté derrière. Le père a fermé et verrouillé la porte. La vie de cette famille à Rangoon n’est plus qu’un souvenir. Ils n’ont apporté avec eux que ce qu’ils peuvent porter. Une écolière, un bébé, un père qui protège sa famille et une mère (laquelle n’a même pas le temps de porter le deuil) commencent leur périple à pied. Bientôt, le bébé meurt à son tour. Il ne reste que la fille aînée. Elle se fraie un chemin dans la jungle, forcée à enjamber les morts et les mourants, s’accrochant à la main de son père ou au sari de sa mère alors qu’ils avancent vers un avenir inconnu.

La nourriture se fait rare ; personne n’est en sécurité pour bien longtemps. Cette famille – qui est passée de six à trois membres en quelques jours – avance péniblement dans la chaleur, la pluie, l’obscurité, et le froid. Les trois continuent à marcher, et de petits miracles les accompagnent. En chemin, la petite attrape la malaria. Elle a très soif et demande à boire. Sur le sentier, les parents trouvent un petit étang entouré d’arbres touffus. Le père enlève l’écume à la surface et donne à son enfant l’eau qu’elle réclame en pleurant. Et bientôt, à leur grand soulagement, la fièvre tombe.

La fillette doit la vie à la quinine. Ces arbres touffus entourant l’étang contiennent, en effet, de la quinine, et celle-ci s’est infiltrée dans l’eau. La jeune mère déjà en deuil n’a pas perdu sa dernière enfant.

Tous trois atteignent des collines apparemment infranchissables. Les habitants de ce secteur acceptent de transporter les passagers dans de grands paniers contre de l’argent. Le père peut payer. Ils s’installent donc dans les paniers, et ainsi, ménagent un peu leurs forces. Quand l’eau est impropre à la consommation, ils trouvent, d’une manière ou d’une autre, de l’eau potable. La maigre nourriture qu’ils consomment leur permet d’aller un peu plus loin. À la saison de la mousson, les rivières gonflent et emportent des victimes. Cette famille, heureusement, n’en fait pas partie. Dans la confusion et la panique de sa fuite, elle n’est jamais séparée, et personne n’a été laissé au bord du chemin. Pendant des semaines, le père, la mère et l’enfant font du trekking, jusqu’à ce qu’ils franchissent enfin la frontière de l’Inde. On estime que lors de cette migration de masse, près de 40 000 personnes d’origine indienne ont péri en chemin.

RENOUVEAU

La famille s’installe dans le sud de l’Inde. Il faudra encore un an avant que la petite soit assez forte pour retourner à l’école, pour se faire des amis, et jouer comme les autres enfants. Avant longtemps, un bébé voit le jour. C’est une petite fille ! On la surnomme pour l’enfant qu’ils ont perdue, née la veille de Noël – presque jour pour jour où les premières bombes ont été larguées. Ce bébé, quel cadeau sublime !

Ainsi, les membres de cette famille se reconstruisent lentement, douloureusement. Comment peut-on aller de l’avant après un tel traumatisme ? Dans la sûreté de leur nouveau foyer, ils découvrent bientôt le message adventiste et l’acceptent rapidement. Leur pays d’après-guerre va enfin s’éveiller à l’indépendance et à un nouveau départ. Au cours de cette première année d’indépendance, un autre bébé verra le jour. La famille continue de s’agrandir.

Le temps file. De nouveau, Noël approche. Enceinte, la mère sent le déclenchement du travail. Sa fille, maintenant une jeune femme, suit une formation de sage-femme. Elle assiste à l’accouchement de sa mère. Mais au lieu d’un frère ou d’une sœur, ce sont des jumeaux qui voient le jour. Quelle surprise ! On leur donne pour deuxièmes prénoms Aaron et Moïse, comme les frères bibliques. Lorsque le père découvre qu’il a deux bébés plutôt qu’un, le choc initial cède le pas à une nouvelle conviction : « Nous avons perdu un fils, et maintenant Dieu nous en a donné deux ! »

Ce qui a été perdu est récupéré.

La famille se fait connaître par son engagement dans la foi, l’éducation, et le travail. La survie miraculeuse de ses membres forge un lien inébranlable entre eux. Tout le long de leur fuite, ils ont été l’objet de miracles et de bénédictions. Et en dépit de cette tragédie absolument impensable, ils ont retrouvé la joie.

Aujourd’hui, 15 petits-enfants, 15 arrière-petits-enfants, et un arrière-arrière-petit-enfant témoignent de ce que Dieu peut faire. Grâce à la miséricorde et à l’amour d’un sauveur au cœur tendre, une petite famille qui a tant perdu a reçu plus encore que ce dont elle rêvait.

Cette histoire de survie, c’est celle de mes grands-parents et de ma tante. Elle me rappelle la joie que l’on peut trouver dans le pire des voyages, car ces chemins-là, on ne les parcourt pas seul. Notre Dieu est fidèle.

« Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi : ta houlette et ton bâton me rassurent. » (Ps 23.4)


Wilona Karimabadi est rédactrice adjointe de Adventist World.