Le livre d’Esther : Une œuvre littéraire ? Nouvelle approche d'une vieille histoire

Méditations spirituelles 05/04/2021

Wilma McClarty | Dialogue Volume 1, No. 2 (1989)

Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi le livre d’Esther était dans la Bible ? D’autres l’ont fait. Martin Luther aurait souhaité qu’il n’existe pas à cause des indiscrétions païennes qu’il contient. Les anciens docteurs juifs se demandaient si sa lecture pouvait souiller les mains ! Aucune allusion à Esther n’est faite dans le Nouveau Testament. Le livre est absent des manuscrits de la Mer Morte. Et aujourd’hui les femmes lui reprochent ses positions machistes.

Même si l’on pouvait répondre à toutes ces objections, d’autres encore nous troublent : pourquoi Dieu n’y est-il pas mentionné ? Ni la prière ? Pourquoi Esther a-t-elle caché son origine juive ? Daniel, lui, ne l’a pas fait. Pourquoi un tel esprit de vengeance contre les fils d’Haman ? Pourquoi une adoratrice du vrai Dieu devient-elle la première épouse d’un roi païen ? Comment peut-on accepter qu’on sélectionne la reine selon un critère de beauté tape à l’œil ? Et si une adolescente utilisait Esther comme modèle de vie amoureuse pour justifier un style de vie mondain et des relations sexuelles préconjugales ?

Il faudrait poser ces questions à l’auteur du livre ! Il est à la fois mort et inconnu. Nous ne pouvons même pas comparer cette œuvre avec d’autres de la même plume. Pourtant il est possible de répondre à certaines des questions troublantes des lecteurs critiques de la saga d’Esther. Il faut aller au-delà de l’intérêt pour WiIma McClarty la simple intrigue et aborder le livre d’Esther comme le chef d’œuvre littéraire qu’il est.

Une approche littéraire

Une intrigue fascinante, des personnages à la psychologie intéressante, une situation fondée historiquement, un point de vue perspicace énoncé à la troisième personne, un style bien travaillé, et des thèmes stimulants (plus le non dit), tout concourt à faire d’Esther un petit chef-d’œuvre littéraire dont l’analyse peut clarifier les intentions de son auteur. Par exemple, l’un des thèmes mis en évidence par l’analyse littéraire est celui de la providence divine et du libre choix humain.

Pour analyser l’intrigue il faut découvrir la structure et le développement. Les comteurs, même d’histoires vraies, doivent faire des choix, même parmi les faits historiques. Le livre d’Esther, avec son introduction suivie d’incitations fortes, puis d’une action progressive et d’un tournant décisif, révèle un auteur de grand talent. Au début tous sont prospères, puis des menaces tragiques se profilent, enfin un rebondissement amène un happy end. La tension augmente puis se relâche. L’intrigue se développe en trois phases : prélude, luttes, et épilogue. Elle culmine dans l’action qui supprime les obstacles à la délivrance du peuple d’Esther.

De la même manière la Bible dans son entier commence par une terre parfaite, puis les générations s’enfoncent toujours plus dans la misère, et tout s’achève dans un monde flambant neuf fait de joie et de victoire sur le péché.Ainsi la structure d’une intrigue bien menée peut symboliser le thème de la victoire finale du peuple de Dieu.

L’analyse de l’intrigue doit découvrir comment l’auteur utilise des procédés comme le conflit, l’ironie dramatique, le dialogue, le pressentiment pour soutenir le thème de son histoire. Le conflit le plus significatif oppose Haman à Mardochée : il est plus symbolique que personnel. C’est l’inimitié entre un fils de Kish et un fils d’Agag (2 : 5 ; 3 : 1), un épisode de la longue rivalité entre le peuple de Dieu et les Amalécites (voir Ex 17 : 16). Le procédé de l’ironie dramatique est utilisé à plusieurs reprises. Après avoir révélé son origine et sauvé sa race, Esther « offre l’une des ironies dramatiques les plus effectives de la Bible » : elle fait pendre Haman à son propre gibet. L’auteur combine les procédés du dialogue et du pressentiment lorsque la femme d’Haman et les sages l’avertissent par ces paroles prophétiques : « Mardochée, devant lequel tu as commencé de tomber, est de la race des Juifs, tu ne pourras rien contre lui, mais tu tomberas devant lui » (6 : 13). Cette remarque énonce un thème signifiant : quiconque s’élève contre un Juif (un membre du peuple de Dieu) finira mal.

Les personnages dans un récit sont ou simples ou complexes. Les complexes sont ceux qui changent. Ici Esther est le personnage le plus complexe. De nièce sans défense manipulée par Mardochée, elle évolue jusqu’à devenir son mentor. Elle surpasse à la fois son oncle et Haman par l’habileté du plan qu’elle conçoit et qu’elle met à exécution. A partir du chapitre 4 c’est elle, et non plus les hommes, qui contrôle la situation. L’objet sexuel s’est mué en sage, en génie. Voilà une observation qui peut aider à répondre à la question posée sur le comportement sexuel.En plus chaque personnage doit faire des choix qui propulsent l’intrigue et déterminent leur destinée.

La mise en scène est un troisième élément narratif. C’est le lieu et le temps. Quelqu’ait été l’auteur, les savants reconnaissent qu’il était bien informé des us et coutumes de la cour de Perse. Les détails minutieux du récit rendent crédible sa prétention à lhistoricité. Ces éléments de temps et de lieu soutiennent les thèmes du récit.

Le point de vue, quatrième élément narratif, se réfère à Esther à la troisième et non à la première personne. De cette façon l’auteur peut révéler les pensées intimes de chacun des personnages. Par exemple Mardochée dit à Esther : « Si tu te tais maintenant, le secours et le délivrance surgiront d’autre part pour les Juifs » (4 : 14). Là encore notre auteur utilise un procédé habile pour souligner le thème de la victoire finale du peuple de Dieu.

Le cinquième élément narratif est le style de langage utilisé par l’écrivain. Un effet de style fréquent dans Esther est l’utilisation de symboles : personne ou chose qui représente autre chose. Les personnages sont les symboles les plus forts. Esther représente le peuple de Dieu en difficulté, alors et maintenant, qui en prenant des décisions importantes entre dans le plan de la providence divine pour la délivrance.

L’accumulation des synonymes superflus est un autre procédé utilisé par le narrateur : « pour qu’on détruisit, qu’on tuât et qu’on fit périr tous les Juifs, jeunes et vieux, petits enfants et femmes » (3:13). Plus loin Esther emploie ces trois mêmes verbes de destruction pour exposer au roi l’ordre d’Haman (7:14). Ils sont à nouveau tous utilisés quand l’édit est renversé (8:11;9:12) ».C’est encore la victoire finale du peuple de Dieu qui est soulignée par cet effet de style.

Le dernier élément narratif, auquel tous les autres conduisent dans un récit bien construit, est le thème. L’intrigue, c’est ce qui arrive ; le thème, c’est sa signification. Le Commentaire biblique adventiste résume en quatre thèmes l’enseignement religieux et moral de l’histoire d’Esther la providence divine ; l’origine de la fête des pourim ; la nature éphémère du pouvoir humain, car Dieu abaisse l’orgueilleux et élève celui qui croit en lui ; l’union du pouvoir céleste et de l’effort humain.

D’autres spécialistes croient déceler d’autres thèmes comme celui de la diaspora. Mais la question la plus troublante en matière thématique est l’absence d’éléments religieux explicites : pas de mention de Dieu ni de pratiques religieuses comme la prière. Cependant, tous les exemples de cette analyse littéraire ont montré comment l’habile auteur a utilisé les six procédés narratifs de base pour présenter un thème très religieux : la victoire finale de Dieu dans le contexte des choix libres des hommes.

D’autres savants ont-ils souligné ce même thème ? Dans ma recherche pour une analyse détaillée du livre d’Esther j’ai découvert une demi douzaine de savants qui soulignaient le thème de la providence divine.Voici une citation frappante qui mentionne l’habileté littéraire de l’auteur : « Esther est unique dans l’Ancien Testament par la manière dont il traite de sujets religieux et moraux. Assurément l’auteur semble mettre l’accent sur la valeur de l’intrigue politique et de la perspicacité humaine, et minimiser, voir mépriser, la possibilité d’une intervention divine. Et en même temps l’habileté littéraire de l’auteur ne laisse aucun doute au lecteur : il observe l’effet de la providence divine à mesure que le récit avance, et le caractère indestructible du Peuple de l’Alliance sera finalement évident”.6

Malgré l’entité propre de l’histoire d’Esther, son thème de la providence divine la situe dans le courant majeur de la Bible entière : la victoire finale du peuple de Dieu à cette époque et dans le futur. Ellen White traite brièvement de l’histoire d’Esther et fait allusion à la nature symbolique de son expérience.7La forme de l’histoire reflète la forme du récit biblique entier : le jardin d’Eden, la chute, l’Eden rétabli.

La Bible, une œuvre littéraire

Le genre dominant dans l’Ancien Testament est celui du récit, bien qu’environ un tiers soit poétique. D’autres genres sont présents dans la Bible : la parabole, l’épître, la chronique, le sermon. Tous ont leurs caractères littéraires propres. Approcher toute la Bible de manière uniforme, c’est se priver de l’émerveillement de la découverte de l’art d’un écrivain, et, plus grave encore, d’une meilleure compréhension du contenu. Plus j’analyse la littérature biblique, plus une approche littéraire me paraît recommandable et même impérative. Découvrir comment une structure exprime un thème, comment des techniques mettent en relief des points principaux, — cette symbiose artistique entre le fond et la forme — enrichit le lecteur de façon incomparable.

Il peut être difficile à certains d’envisager le canon sacré comme une œuvre littéraire, cependant la Bible contient bel et bien quelques récits et poèmes parmi les plus anciens et les plus beaux que nous connaissions. En fait quoi de plus naturel que les thèmes les plus grands qui se puissent concevoir aient été exprimés par des écrivains de talent, inspirés et doués par Dieu, dans des textes de forme élaborée ? Les récits (des écrivains bibliques) possèdent une beauté de forme dont nous commençons seulement à comprendre les subtilités. Ils sont le fait d’auteurs qui avaient les plus grands dons pour peindre des personnages, décrire des scènes, façonner des dialogues, élaborer des thèmes, faire alterner des épisodes proches et lointains, au point que les poèmes des psalmistes et des prophètes ivres de Dieu dénotent une virtuosité hallucinante dans leurs arabesques de sonorités et de syntaxe, de jeux de mots et d’images.8

L’histoire d’Esther contient d’autres thèmes que celui de la providence divine, mais l’analyse littéraire montre qu’il est le principal. Ce procédé d’analyse peut nous aider à comprendre que certains éléments contestables du récit, comme le mariage d’Esther avec un roi païen, ou le secret de son origine, ne font pas partie du message de l’auteur et ne constituent pas des modèles à suivre. Ils font partie de l’intrigue. Dieu a fait pour le mieux avec les gens qu’il avait, Moïse, David, Pierre en leur permettant d’exercer leur libre choix.

Aucun auteur ne peut être tenu responsable de faire plus que ce qu’il avait à faire, et aucun de la douzaine de spécialistes que j’ai consultés n’a mentionné, sans parler de développer, un message sur le comportement chrétien en matière de fréquentations et de mariage à partir d’Esther.

L’analyse littéraire permet de discerner ce qui fait message de ce qui ne le fait pas. Presque tous les problèmes mentionnés au début pourraient être partiellement ou totalement résolus par ce genre d’analyse.

Dans un autre article j’ai présenté une douzaine de raisons d’aborder la Bible comme une œuvre littéraire de premier ordre.9 Cette citation résume ces raisons : « La Bible exige une approche littéraire parce que ses textes sont littéraires par nature. La Bible est un livre expérimental qui transmet la réalité de la vie humaine. Elle est pleine de preuves de sa beauté artistique littéraire, surtout dans ses genres. Elle fait continuellement usage de procédés de langage que nous pouvons qualifier de littéraires. Une approche littéraire accorde une très grande attention à tous ces éléments de forme, car c’est à travers eux que la Bible transmet son message. »10

Gloire à Dieu pour les mots et pour ceux qui les ont utlisés avec signification, clarté et de manière mémorable. Et nulle part ils n’ont mieux écrit que dans la Bible. Mais un bon écrit exige un bon lecteur. Donc, pour votre prochaine lecture d’un passage de la Bible munissez-vous de respect, d’humilité, du désir d’adorer, d’écouter et d’apprendre. Mais munissez-vous aussi de vos connaissances littéraires. Elles enrichiront et approfondiront votre compréhension de la Parole de Dieu.


DISCUSSION

  1. Etes-vous satisfaits des arguments présentés par l’auteur ? Une approche littéraire risque-t-elle de faire perdre l’enseignement spirituel de la Parole de Dieu ? Pourquoi ?
  2. Comment une approche littéraire peut-elle enrichir votre compréhension de la Bible ? Pouvez-vous donner des exemples tirés d’autres livres ou passages de la Bible ?
  3. Comment décririez-vous la psychologie des personnages du livre d’Esther ? Vous paraissent-ils réels ? Peuvent-ils servir de modèles pour une conduite chrétienne ? Leur conduite reflète-t-elle leur contexte culturel ? Avons-nous actuellement une meilleure compréhension de l’idéal divin ? Pourquoi ?

Wilma McClarty (Ed.D. de l’Université du Montana) enseigne la littérature, la rédaction et la rhétorique a Southern College, Collegedale, Tennessee, USA. Cet article est un condensé de l’exposé présenté par l’auteur lors d’une rencontre de l’institut d’Enseignement Chrétien (voir p.35).


Citation recommandée

MCCLARTY Wilma, « Le livre d’Esther : Une œuvre littéraire ? Nouvelle approche d’une vieille histoire », Dialogue 1 (1989/2), p. 9-11, 29


NOTES ET RÉFÉRENCES

  1. Leland Ryken, The Literature of the Bible, (Grand Rapids, MI, Zondervan, 1985), pp.75, 83.
  2. Leonard L. Thompson, Introducing Biblical Literature : A More Fantastic Country, (Englewood Clires, NJ, Prentice-Hall, 1978), pp. 127, 128.
  3. Bruce Jones, « Two Misconceptions about the Book of Esther » Catholic Biblical Quarterly 39 (1977), pp. 172, 173, 176.
  4. Id., p.178.
  5. Wilma McClarty, « An Analysis of the Book of Esther as Literature » (préparé pour le séminaire de l’Institut d’Enseignement Chrétien tenu en juin 1988 à Union College, Lincoln, Nebraska).
  6. R.H. Harrison, Introduction to the Old Testament, (Grand Rapids, MI, William B. Eerdmans, 1969), pp. 1098, 1099.
  7. Ellen G. White, Testimonies for the Church, (Mountain View, CA, Pacifie Press, 1948), Vol.5, p.450
  8. Robert Alter, « Introduction to the Old Testament », The Literary Guide of the Bible, ed. Robert Alter et Frank Kermode (Cambridge MA, Harvard University Press, 1987), p.15.
  9. Wilma McClarty, « Why Teach the Bible as Literature ? », The Journal of Adventist Education 51 : 4 (Avril-Mai 1989), p.23.
  10. Leland Ryken, How to Read the Bible as Literature, (Grand Rapids, MI, Zondervan, 1985), p.30.