Le juif blessé

Méditations spirituelles 25/09/2021

Paul Dybdahl | Adventist World, septembre 2021, p. 20-21

On ne se soucie guère de lui. Les érudits mêmes lui jettent à peine un regard. Lorsqu’on reconnaît sa présence dans la parabole, on le considère comme la victime, le problème à résoudre, un accessoire anonyme dont le but est de révéler le cœur d’autres personnages plus importants. Il n’est que le Juif blessé*.

Si vous êtes chrétien, ne serait-ce que depuis quelques années, l’histoire vous est probablement familière. Cet homme – dont le nom n’est pas mentionné – est victime d’une bande de voleurs alors qu’il se rend de Jérusalem à Jéricho. Ces brutes le battent cruelle- ment, le dépouillent de ses vêtements, et le laissent là, à demi-mort. Deux chefs religieux respectés passant par là – un prêtre, et plus tard, un lévite – aperçoivent l’homme ensanglanté. Mais ni l’un ni l’autre ne s’arrête pour l’aider. Finalement, un Samaritain, passant lui aussi par là, aperçoit le mourant. Ému de compassion, il nettoie et bande ses plaies en y versant de l’huile et du vin, le place sur son propre âne et paie à l’avance les soins qu’il recevra dans une auberge. Alors qu’il termine de raconter cette parabole, Jésus souligne l’amour du bon Samaritain pour son prochain et dit à son interlocuteur : « Va, et toi aussi, fais de même. » (Lc 10.37).

UN SEGOND REGARD

En général, on ne prête que peu d’attention à l’homme blessé. On est plus enclin à explorer l’histoire de l’animosité profonde et parfois mortelle entre les Juifs et les Samaritains. On déplore le fait que les deux personnalités religieuses – le prêtre et le lévite – aient eu trop peur des voleurs ou aient été trop préoccupées de leur propre pureté rituelle pour s’arrêter et aider leur compatriote. On peut étudier les cartes et les images du paysage aride et réfléchir aux dangers de la route entre Jérusalem et Jéricho.

Il se peut qu’on s’arrête avant tout sur le bon Samaritain en tant que centre incontesté de l’histoire. Étant un Samaritain, il aurait été considéré par les Juifs comme étant perpétuellement impur, car pour eux, il était inférieur à tout point de vue : religieux, moral, racial et culturel. Pourtant, dans la parabole, Jésus le présente en tant que modèle de ce que signifie être le prochain d’autrui et comme quelqu’un que nous devons tous imiter.

Ainsi, perdu dans la mêlée des détails historiques apparemment plus intéressants et d’un personnage plus noble, l’homme blessé reste sans visage, sans nom et tombe dans l’oubli. On passe outre. Mais c’est là une erreur tragique, la même erreur que celle commise par le prêtre et le lévite. S’ils l’avaient connu – s’ils l’avaient vu comme un frère aîné, une sœur, un conjoint, un ami, ils auraient, bien évidemment, volé à secours ! Mais ils ne l’ont pas reconnu.

Et nous non plus.

LE JUIF BLESSÉ… QUI EST-IL DONC ?

Le premier indice de l’identité du Juif blessé est la route que Jésus a choisie comme cadre de la parabole. Dans nos discussions habituelles sur cette histoire, nous avons tendance à souligner la stérilité du paysage et le danger que représentent les voleurs le long de la route. Mais il s’agissait d’une grande artère, d’une route bien fréquentée, bien construite. Aujourd’hui encore, on peut retracer le parcours et, par endroits, marcher sur les grandes dalles datant de l’époque de Jésus. Il y avait certainement d’autres routes plus désertes, plus dangereuses qui auraient pu servir de toile de fond pour cette histoire. Pourquoi Jésus a-t-il choisi celle-ci en particulier ?

Il savait quelque chose. Il savait que sur le sentier menant à la croix, il ferait ce même trajet entre Jéricho et Jérusalem. Il raconta donc la parabole de telle sorte que l’homme blessé au bord de la route préfigure sa propre expérience.

Dès qu’on découvre ce lien, on se demande comment on a bien pu le manquer… Les parallèles sont si nombreux, si puissants !

L’homme de la parabole a commencé son voyage à pied, mais l’a terminé sur le dos de l’âne du Samaritain. De même, Jésus s’est dirigé vers Jérusalem à pied et, lors de l’entrée triomphale, il a terminé, lui aussi, son voyage sur le dos d’un âne appartenant à quelqu’un d’autre.

L’homme dans la parabole et Jésus sont les deux seuls individus des Évangiles à avoir été dépouillés de leurs vêtements. Tous deux ont été battus, abandonnés et laissés à demi-morts. Jésus s’est aussi retrouvé au milieu de voleurs – l’un à sa droite et l’autre à sa gauche. Les prêtres et autres chefs religieux qui auraient dû le défendre l’ont laissé souffrir et mourir.

C’est alors que le secours est arrivé. Le corps meurtri et brisé a été enveloppé et oint par des mains inattendues. Dans la parabole, il s’agissait d’un Samaritain, mais pour Jésus, c’est un membre du sanhédrin et quelques femmes de la Galilée qui ont agi avec une compassion étonnante. Tant dans la parabole que dans l’expérience de Jésus lui-même, l’histoire tragique devient une histoire de restauration, de salut même. La mort a été trompée et l’amour a triomphé.

Oui, Jésus raconte la parabole de manière à ce que l’homme au bord de la route préfigure sa propre expérience. Le Juif blessé, c’est Jésus.

C’est peut-être vrai, même aujourd’hui. Alors que nous cheminons dans la vie, travaillant pour assurer notre propre confort et occupés par notre propre ordre du jour religieux, Jésus gît là, au bord de la route. Il est souvent abandonné, oublié, à demi-mort. L’homme meurtri et brisé – l’étranger qui nous fait pitié et duquel nous passons outre, c’est lui. Le « plus petit d’entre eux », c’est Jésus, toujours Jésus.

Dès qu’on reconnaît ça, l’appel de Jésus, à la fin de la parabole – « Va, et toi aussi, fais de même » – prend soudain un sens supplémentaire, un sens différent. Au lieu d’être une simple consigne de bienveillance à l’égard des étrangers, il devient un appel personnel. « Je t’en prie, dit Jésus, aide-moi. »

Pardonne-nous, Jésus, d’avoir passé outre, de t’avoir laissé au bord du chemin. Et ouvre nos yeux pour que nous puissions voir.


Paul Dybdahl est professeur de mission et de Nouveau Testament à l’Université de Walla Walla, à College Place, dans l’État de Washington, aux États-Unis.