La danse des "loups"

Méditations spirituelles 16/05/2023

Par Corina Matei | Signs of Times

Au-delà des accolades artistiques du “Loup de Wall Street” se cache une “reconnaissance” troublante : celle de l’homme réel qui a inspiré le personnage de Jordan Belfort et qui, après 22 mois de prison, a présenté ses exploits dans un livre autobiographique[1].

Belfort s’est réinventé comme conférencier motivateur et semble avoir réalisé la performance de sa vie : gagner l’affection de millions de personnes, qu’il conseille sur la réussite professionnelle.

“Homo homini lupus”, disait le dramaturge antique Plaute, et il avait raison. L’homme est un loup pour ses semblables lorsque la lutte pour la survie l’exige, mais aussi, malheureusement, lorsqu’il est dicté non par l’instinct de survie, mais par l’appât du gain. La carrière et la vie de Jordan Belfort, surnommé “le loup de Wall Street”, sont représentatives de ce type d’homme. Ce n’est pas un hasard si le récent film de Martin Scorsese reprend le titre d’un film de 1929 réalisé par Rowland V. Lee.

Le même type d’anti-héros – le trader ou courtier impitoyable et cupide qui finit par être puni par la loi, mais qui enseigne aux autres et fait des disciples et des admirateurs – apparaît également dans les productions d’Oliver Stone – WallStreet (1987) et Wall Street : L’argent ne dort jamais (2010). Ici, l’anti-héros est Gordon Gekko, l’auteur du slogan “Greed is good”, l’un des nombreux individus, issus de divers domaines, qui présentent la même typologie.

Les réalisateurs avouent s’être inspirés de “loups” réels : Milken, surnommé “le roi des obligations de pacotille”, qui a été jugé pour fraude boursière en 1989 ; Louis Stone, le propre père du réalisateur ; Jordan Belfort, et d’autres. Ce dernier donne actuellement des interviews, travaille comme formateur à succès et vend aux autres des conseils de carrière, des astuces et des discours de motivation : “D’autres gagnaient un million de dollars par an, je gagnais cinquante millions par an” ; “L’argent, pour moi, n’avait plus de sens… c’était comme de l’argent de Monopoly”[2].

Dans le film, les billets de banque servent de tubes de cocaïne, puis finissent froissés dans la poubelle, ou bien ils s’envolent du yacht dans la brise de l’océan pour impressionner les agents fédéraux qui enquêtent sur l’affaire, ou encore ils voyagent illégalement vers une banque suisse, attachés au corps d’une mule. La stratégie de l’anti-héros consistait à se spécialiser dans l’extorsion de sang-froid des investisseurs les plus naïfs et à transformer des individus pauvres, des personnes ayant des dettes et des hypothèques en cours, en faux actionnaires, en profitant de leur crédulité et de leur manque de compétences et en les laissant finalement à la rue. Et pourtant, en parlant à un agent du FBI, il s’excuse en disant qu’il y a des “poissons” beaucoup plus gros et protégés dans l’étang, qui restent impunis par la loi.

Le loup et les agneaux

Après la première sur grand écran, les cinéphiles ont émis des avis et des commentaires sur le “loup”. L’un d’entre eux a commenté : “S’il s’était arrêté à temps, tout se serait bien passé”. Un autre a déclaré : “C’est la faute du système, le système le permet : “C’est le système qui est à blâmer, c’est le système qui le permet…” D’autres ont fait des calculs – 22 mois de prison pour 5 ans de plaisir sans précédent… Ces appréciations trahissent une affection spontanée pour Belfort, à l’image de celle qui conclut l’écran, montrant son public composé de futurs agents commerciaux, qui se délectent simplement de ses paroles. D’où vient cette fascination pour un mal qui n’est “pas si terrible”, et qui devient donc sympathique et familier ?

La réalité peut être plus ou moins cruelle que la fiction, mais contrairement à cette dernière, la réalité fait vraiment mal. La crise financière mondiale qui a débuté en 2007 a été surnommée “l’Armageddon financier de Wall Street”. Le Premier ministre australien Kevin Rudd a déclaré dans un discours en 2008 : “Il est peut-être temps maintenant d’admettre que nous n’avons pas tiré toutes les leçons de l’idéologie de la cupidité. Et aujourd’hui, nous sommes encore en train de nettoyer les dégâts causés par les enfants du XXIe siècle de Gordon Gekko”.

Qui sont ces enfants, qui sont ces agneaux devenus des loups ? Potentiellement, ce sont ceux qui voient dans les “loups” des personnes qui ont réussi, des modèles de carrière et même de vie. À ce niveau de corruption professionnelle, du début à la fin, c’est la vie qui suit la carrière, et non l’inverse. Si l’argent prend le contrôle sur vous, il ne vous reste que le rôle de serviteur.

La psychanalyse traite d’un phénomène qui se produit chez les personnes qui ont peur de quelque chose ou de quelqu’un. Il s’agit d’un mécanisme de défense psychologique qui s’exprime par une “identification à l’adversaire” en l’imitant[3]. Cette réaction, dans le cas présent, semble provenir de la mentalité déformée d’un darwinisme social dans lequel, pour ne pas être “mangé” par les prédateurs, il faut devenir soi-même un prédateur. De plus, la perspective d’une vie de prédateur semble très tentante, surtout à travers le prisme hollywoodien.

On finit par falsifier sa vie à tel point que le retour à la réalité ressemble à une torture en l’absence de drogues, de fortune et de plaisirs pour assourdir sa conscience. Le plaisir de vivre peut difficilement trouver son débouché naturel sans ces incitations.

Et pourtant, comment se fait-il qu’en un temps relativement court, en quelques années, tous ces stratagèmes deviennent une seconde nature ? Comment un être humain devient-il méconnaissable ?

La nature humaine et le moi

Il existe une conception philosophique laïque, dont les origines modernes remontent au philosophe Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), selon laquelle la nature humaine est intrinsèquement bonne et le développement de l’individu normal et mentalement sain implique la mise à jour constante de sa bonté inhérente. Par conséquent, hypothétiquement, nous nous efforçons tous de nous réaliser dans la vie, d’atteindre le sommet de l’évolution personnelle. Cependant, lorsque les contre-exemples sont si nombreux qu’ils dépassent les exemples, nous devrions peut-être nous demander si l’hypothèse tient toujours. Comment expliquer la prépondérance des histoires d’échec et de dépravation humaine ?

L’Argentin René Rogelio Smith, spécialiste des sciences de l’éducation, écrit : “La pédagogie traditionnelle ne s’est pas occupée du statut de l’homme déchu. Elle considérait plutôt l’homme comme normal, comme si la normalité était synonyme de régularité mentale, spirituelle et physique. (…) En ne s’occupant que de l’homme normal, la pédagogie a négligé l’homme souffrant, l’homme de tous les jours, en un mot l’homme réel, ignorant la fragilité de l’être humain”[4].

En d’autres termes, il est plus plausible de considérer l’homme de tous les jours, de par sa nature même, comme souffrant, fragile. La vulnérabilité à tout modèle négatif, à l’influence de tout antihéros, s’explique par l’absence d’une vision adéquate de ses forces et de ses faiblesses. Sa valeur humaine peut facilement être annulée ou s’auto-annuler si elle n’est liée qu’au monde environnant, dépourvu de repères durables.

Un prophète biblique a dit : “Le cœur est trompeur par-dessus tout et inguérissable”[5]. Une perspective complètement différente sur la nature humaine s’ouvre à nous si nous considérons la transcendance. Celle-ci peut nous aider à comprendre l’homme différemment et nous donne enfin la possibilité de mieux nous comprendre nous-mêmes. L’image imposante de l’Homme assis sur le piédestal humaniste est en train de changer. La statue perd sa grandeur, mais aussi sa froide solitude et sa désolation construites par la pensée spéculative : elle devient un être humain concret et vivant !

L’homme réel, en chair et en os, se réjouit, aime, espère, croit, mais aussi se trompe, envie, ment, hait, etc. Il reconnaît sa fragilité et acquiert ainsi une véritable grandeur qui ne peut lui être donnée par un piédestal fait de main d’homme, mais seulement par le Créateur : “…tu es précieux et honoré à mes yeux, et parce que je t’aime…”[6]. Sur cette valeur immuable, sur ce fondement de nature divine, on peut alors construire, ici et maintenant, une vie libérée des peurs, des tentations, des échecs et des péchés, c’est-à-dire libérée de l’inflation du Moi.

Corina Matei est professeur associé à la faculté des sciences de la communication et des relations internationales, qui fait partie de l’université “Titu Maiorescu” de Bucarest.


Notes de bas de page

[1]”Voyez à quoi ressemble le vrai “Loup de Wall Street”, qui est joué par Leonardo DiCaprio Vidéo, janvier 2014, www.libertatea.ro.”
[2]”Idem”.
[3]”Voir par exemple Mircea Stănescu, “Reeducarea totală. Eseu asupra fenomenului Piteşti” (Rééducation totale. Un essai sur le phénomène de Pitesti), décembre 2007.”
[4]”René Rogelio Smith, Procesul pedagogic. Agonie sau renaștere ?, Cernica, EITA, 2005, p. 299.”
[5]”Jérémie 17:9″.
[6]”Isaïe 43:4″.