Le dernier mot du livre de Daniel : Erreur de grammaire ou choix délibéré ?

Méditations spirituelles 31/08/2021

Artur Stele | Ministry 3 trimestre 2021

Les étudiants de la Bible n’ignorent pas que le livre de Daniel a été écrit en deux langues anciennes, l’hébreu et l’araméen. Daniel commence son livre en hébreu, mais à partir de Daniel 2.4, il passe à l’araméen et poursuit ainsi jusqu’à la fin du chapitre 7. Puis, à partir du chapitre 8, il achève en hébreu. Cependant, quand il arrive au dernier mot du livre, quelque chose attire notre attention. Daniel commence le dernier mot en hébreu, mais l’achève en araméen. On a l’impression que dans le dernier mot, il tente de relier les deux langues employées dans le livre. Certains ont prétendu que Daniel était probablement fatigué et que par erreur, il a mélangé les deux langues, quelque chose d’assez fréquent chez les gens qui pratiquent deux ou plusieurs langues. Cependant, une importante question demeure : se pourrait-il que Daniel ait intentionnellement ajouté un pluriel en araméen à la fin d’un mot hébreu ?

Cet article tentera de démontrer que c’est là un choix délibéré et réfléchi qui a des implications théologiques hautement significatives pour l’interprétation des références temporelles du douzième chapitre de Daniel.

Pourquoi les deux langues ?

Avant de considérer le tout dernier mot du livre de Daniel, il nous faut tenter de répondre à la question de savoir pourquoi il a eu besoin d’employer deux langues dans le même livre et déterminer si nous, aujourd’hui, nous pouvons en apprendre des leçons pratiques.

Le bilinguisme du livre de Daniel n’est pas unique dans l’Ancien testament. On trouve le même phénomène dans le livre d’Esdras. Esdras 4.8-6.18 et 7.12-26 est écrit en araméen, alors que le reste du livre est écrit en hébreu. Cependant, l’explication de l’usage des deux langues en Esdras est bien plus évidente et n’a pas généré un tas de points de vue différents. Les portions en araméen dans le livre d’Esdras contiennent pour l’essentiel des lettres et des documents qui étaient écrits à l’origine en araméen et l’auteur a décidé de ne pas les traduire, mais de les présenter dans leur langue d’origine. Comme la plupart de ceux qui revenaient de la captivité babylonienne comprenait la langue araméenne, il était approprié de citer ces lettres et documents dans leur langue originale. 1

Quand on en vient au livre de Daniel, la justification de l’emploi des deux langues est plus compliquée. La transition en Daniel 2.4 de l’hébreu à l’araméen paraît toute naturelle : « Alors les Chaldéens dirent au roi en araméen : “ Oh roi, puisses-tu vivre toujours ! Dis-nous le rêve, à nous, tes serviteurs, et nous en donnerons l’interprétation ”. » Au premier regard, il semble que Daniel emploie la même approche qu’Esdras, c’est-à-dire, qu’il rédige sous la forme directe, le discours tel qu’il fut prononcé. On pouvait s’attendre à ce que Daniel, après avoir cité tels quels les propos des Chaldéens, revienne à l’hébreu. Il continue cependant en araméen tout au long du chapitre 7, même après avoir changé de sujet, ne revenant à l’hébreu qu’au début du chapitre 8.

Explication possible et plausible

Comme il n’y a pas de façon simple et évidente d’expliquer l’usage des deux langues, de nombreuses explications ont été proposées. 2

Par exemple, certains ont suggéré que le livre se découpe naturellement en deux parties : une partie narrative, formée essentiellement d’histoires et une seconde section de type prophétique. En conséquence, Daniel a choisi d’écrire les deux sections en deux langues différentes. Cependant, cet argument n’est pas du tout recevable, car les deux sections emploient les deux langues. La section narrative commence en hébreu et fini en araméen et la section prophétique commence en araméen, mais se poursuit en hébreu.

D’autres ont suggéré que le livre de Daniel tout entier était entièrement rédigé en araméen et traduit ensuite en hébreu. Sur la base de cette théorie, ce que nous avons aujourd’hui en araméen est dans la langue originale, et ce que nous avons en hébreu a survécu uniquement en traduction hébraïque. Cependant, la découverte des manuscrits de Daniel parmi les rouleaux de la Mer Morte, s’oppose fortement à cette théorie. Les rouleaux de Qumran 1QDana, 4QDana, et 4QDanb, contiennent le même glissement d’hébreu en araméen et vice versa. 3 Dans ces rouleaux, plus de mille ans plus anciens que le texte massorétique, la transition d’une langue à l’autre apparaît exactement aux mêmes endroits que dans le texte massorétique. 4

Des interprètes ont proposé d’autres explications pour l’existence des deux langues. Ils tentent essentiellement de distinguer différents auteurs qui auraient écrit des parties du livre compilées ensuite par un éditeur. Cependant, nombre de théologiens ont donné leur faveur avec conviction à l’unité du livre. 5 Ils ont démontré de façon persuasive une structure unifiée de tout le livre ainsi qu’une unité thématique.

L’explication la plus raisonnable du bilinguisme est le fait que la langue araméenne était la lingua franca de l’époque de Daniel. C’était la langue officielle des empires babyloniens et perses, alors que l’hébreu était la langue maternelle de Daniel comme du peuple d’Israël. Daniel a employé la langue hébraïque pour le message qui s’adressait davantage au peuple du Dieu de l’alliance et, à l’attention du monde entier, il a employé la langue internationale commune à la région. Comme le déclare Gleason Archer, « une étude attentive du sujet donne des réponses parfaitement évidentes : les chapitres en araméen traitent de sujets concernant tous les citoyens des empires babyloniens et perses, alors que les six autres chapitres sont particulièrement en lien avec les préoccupations juives et le plan particulier de Dieu sur l’avenir du peuple de son alliance. » 6

Si ce raisonnement est juste, il nous éclaire sur notre façon d’annoncer la vérité de Dieu au monde. Nous devrions laisser Dieu nous conduire sur le choix des sujets à proclamer au monde entier en employant tous les médias modernes disponibles et sur le choix des sujets qui concernent ceux qui sont déjà des disciples du Christ.

Pourquoi une finale en araméen pluriel ?

Le tout dernier mot hébreu du livre de Daniel est unique parce que sa finale est en araméen et au pluriel et en raison de son fort contexte eschatologique. Naturellement, cela surprend les étudiants
du livre. Pourquoi Daniel ajoute-t-il à un mot hébreu une finale en araméen ? Comme nous l’avons noté précédemment, certains l’ont interprété comme une simple erreur de copiste. Cependant, nous devons avoir à l’esprit les deux faits suivants : d’abord, la finale en pluriel araméen est en plein accord avec la tradition textuelle hébraïque ; ensuite « l’erreur la plus commune d’un copiste » est un échange de lettres qui se ressemblent, mais les finales en hébreu « nun » et « mem » sont bien différentes. 7

L’option qui nous reste pour comprendre le phénomène du dernier mot du livre de Daniel est de conclure que Daniel a intentionnellement créé un mot qui combine l’hébreu et l’araméen. Si c’est bien le cas, quel but Daniel a-t-il poursuivi, et quel sens cela peut-il avoir pour le lecteur ?

Deux possibilités

Je voudrais suggérer deux possibilités. Tout d’abord, comme Daniel emploie les deux langues tout au long du livre, la combinaison des deux langues dans le tout dernier mot signale au lecteur que le livre n’a qu’un seul auteur. Le dernier mot, d’une certaine manière, souligne l’unité des sections en hébreu et en araméen.

Ensuite, et non de moindre importance, le prophète tente, au travers du dernier mot, de préserver le lecteur d’une mauvaise interprétation du texte. Si Daniel avait employé la lettre hébraïque normale et attendue pour la finale du dernier mot « jours », elle aurait altéré de manière significative le sens du mot. On se demande naturellement quand la résurrection promise à Daniel aura lieu. À la fin de quels jours ? En regardant le contexte de Daniel 12.13, le lecteur réalisera rapidement que le texte qui précède immédiatement (v. 12), fait référence aux bénédictions accordées à ceux qui atteindront les 1335 jours. Là, pour « jours », Daniel emploie un mot hébreu avec une finale plurielle en hébreu.

Si, dans le verset qui suit immédiatement, Daniel emploie le même mot hébreu avec le même pluriel qu’il emploie en Daniel 12.12, le lecteur serait amené à conclure que la phrase qui suit – « à la fin des jours » (qui renvoie aux 1335 jours) renvoie effectivement à ces 1335 jours. Cela voudrait dire que la résurrection promise à Daniel aurait lieu à la fin des 1335 jours. Cela semblerait soutenir ceux qui défendent l’idée d’une interprétation futuriste des prophéties eschatologiques. Cependant, l’usage d’une finale en araméen adjointe au mot hébreu « jours » le différencie des 1335 jours. Il est aussi significatif de noter qu’au verset 13, Daniel ajoute au mot « jours » un article défini, qui pointe vers la « fin » particulière des jours et le différencie des 1335 jours. 8

De plus, Daniel peut avoir choisi une fin du mot hébreu en araméen pour diriger notre attention vers la section araméenne du livre, afin que nous comprenions mieux la phrase finale « à la fin des jours. » En fait, en plusieurs occasions dans la partie araméenne du livre, le mot « jours » apparaît au masculin pluriel et sous une forme emphatique similaire à l’usage qu’il en fait en Daniel 12.13 9 (par exemple, Daniel 2.28 et 2.44). La forme emphatique en Daniel 2.28 se reconnaît à un article défini, et en Daniel 2.44 à l’emploi d’un suffixe pronominal. Le contexte des deux passages fait clairement référence aux « jours » où le Dieu du ciel détruira tous les royaumes terrestres et établira le sien, un royaume qui doit durer éternellement. Les « jours » de Daniel 2.44 renvoie à la toute dernière période des « derniers jours » de Daniel 2.28.

De manière significative, nous observons une autre connexion entre Daniel 2.44 et Daniel 12.13, par le double usage, en Daniel 2.44, du mot clef de la résurrection de Daniel 12.13. Le terme technique pour la résurrection en Daniel 12.13 est le mot hébreu amad, qui signifie « être debout, se lever. » L’équivalent de l’hébreu amad est qum, qui a le même sens : « se tenir, s’élever. » Ainsi, il est hautement probable qu’il y a là une relation entre Daniel 12.13 et Daniel 2.44. En conséquence, il paraît évident que « la fin des jours » de Daniel 12.13 ne renvoie pas aux 1335 de Daniel 12.12, mais à la toute dernière période des « derniers jours », quand le Dieu du ciel établira son propre royaume.

Deux publics et une attention spécifique.

L’usage de deux langues dans le livre de Daniel s’explique le mieux comme une tentative de parler à deux publics différents. Il a écrit le message en langue hébraïque, d’abord pour le peuple d’Israël, et celui qui s’adresse au monde entier, en araméen, la langue véhiculaire de l’époque. Ainsi, en prenant leçon de Daniel, quand nous prêchons aujourd’hui, nous devrions porter une grande attention à ce que nous devrions présenter en premier à ceux qui sont déjà dans l’église, et au contenu du message qui sera le mieux compris par ceux qui n’y sont pas. Si nous prêchons dans une langue qui n’est pas bien comprise et présentons un message qui n’est pas bien compris, nous pouvons manquer la cible.

Le dernier mot du livre de Daniel qui commence en hébreu et finit en araméen apparaît bien être un choix délibéré de la part de l’auteur. Ainsi, ce qui, à première vue, semble être une faute grammaticale, est en réalité, après examen approfondi de toutes les nuances, une décision mûrement réfléchie de l’auteur avec des implications théologiques significatives. On y perçoit que le livre de Daniel forme une unité, l’œuvre d’un seul auteur, et qui, en même temps, distingue l’événement de la résurrection mentionné en Daniel 12.13 de la référence aux 1335 jours de Daniel 12.12. Ainsi, la résurrection de Daniel 10 aura lieu, non à la fin des 1335 jours, mais quand le Dieu du ciel détruira tous les royaumes de la terre et établira le sien pour l’éternité.


  1. Edwin M. Yamauchi, Ezra-Nehemiah, The Expositor’s Bible Commentary, vol. 4, ed. Frank E. Gaebelein, Grand Rapids, MI, Zondervan, 1988, p. 586, 587.
  2. Pour un point de vue différent, voir Anathea E. Portier-Young, « Languages of Identity and Obligation: Daniel as Bilingual Book, » VT 60 (2010), p. 98–115.
  3. Gerhard F. Hasel, «New Light on the Book of Daniel From the Dead Sea Scrolls, » Ministry, January 1992, p. 10–13.
  4. Gerhard F. Hasel, “The Book of Daniel Confirmed by the Dead See Scrolls, » Journal of the Adventist Theological Society 1/2 (1990), p. 43. Voir aussi J. Paul Tanner, Daniel, Evangelical Exegetical Commentary, ed. H. W. House and W. D. Barrick, Bellingham, WA, Lexham Press, 2020), p. 5
  5. Gleason L. Archer, Daniel, The Expositor’s Bible Commentary, vol. 7, ed. Frank E. Gaebelein, Grand Rapids, MI, Zondervan, 1985, p. 4–6 ; Tanner, Daniel, p. 1–5 ; Jacques B. Doukhan, Daniel : The Vision of the End, Berrien Springs, MI, Andrews University Press, 1987, p. 3–6 ; William H. Shea, «Unity of Daniel,» in Symposium on Daniel, Daniel and Revelation Committee Series, vol. 2, ed. F. B. Holbrook, Washington, DC, Biblical Research Institute, 1986, p.165–255.
  6. Archer, Daniel, p. 6. Voir aussi Tanner, Daniel, p.4
  7. Ernst Wurthwein, The Text of the Old Testament: An Introduction to Kittel-Kahle’s Biblia Hebraica, trad. Peter R. Ackroyd, New York, NY, Macmillan, 1957, p. 72.
  8. Artur A. Stele, Resurrection in Daniel 12 and Its Contribution to the Theology of the Book of Daniel, thèse de doctorat, Andrews University, 1996, p. 180–182 ; Bruce William Jones, Ideas of History in the Book of Daniel, thèse de doctorat, Graduate Theological Union, Berkeley, 1972, p. 210. Voir aussi Gerhard Pfandl, «The Time of the End in the Book of Daniel, » Adventist Theological Society Dissertation Series, no. 1, Berrien Springs, MI, Adventist Theological Society Publications, 1992, p. 255, 314
  9. Hans Bauer et Pontus Leander, Grammatik des Biblisch-Aramaischen, Hildesheim, Olms Verlagsbuchhandlung, 1962, p. 84 ; Hans Bauer and Pontus Leander, Kurzgefasste BiblischAramaische Grammatik mit Texten und Glossar, Halle, Max Niemeyer Verlag, 1929, p. 9; Alger F. Johns, A Short Grammar of Biblical Aramaic, Andrews University Monographs, no. 1, Berrien Springs, MI, Andrews University Press, 1966, p. 9, 10; Stanislav Segert, Altaramaische Grammatik mit Bibliographie, Chrestomathie und Glossar, Leipzig, Germany, VEB Verlag Enzyklopadie, 1975, p.188–192 ; Franz Rosenthal, A Grammar of Biblical Aramaic, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1974, p. 23.
  10. Stele affirme que le prophète en Daniel 12.13 est là en représentant d’une résurrection générale. Voir Résurrection in Daniel 12, p. 201–212.