La prédestination ? Une théologie de l’intention divine.

Méditations spirituelles 10/08/2021

Par Kim Papaioannou | Revue Ministry, 3e trimestre 2014

« Croyez-vous à la prédestination ? » Mon interlocuteur savait que je n’y croyais pas, mais me posait malgré tout la question. Il pensait qu’en citant Romains 8.29, 30 et un des trois autres textes similaires (Ac 4.28 ; 1 Co 2.7 ; Ep 1.5-12), il serait en mesure d’obtenir une victoire théologique. Raté. Je ne crois pas à la prédestination d’abord pour une raison philosophique. Si Dieu, par une décision souveraine, pouvait prédestiner certains au salut et d’autres à la damnation, il serait certainement la source première du péché et de la souffrance. Si, de plus, quelqu’un croit que l’enfer est constitué de tourments éternels (ce que je ne crois pas), le problème s’accentue grandement : Dieu considèrerait d’avance comme coupables ceux qui n’ont jamais pu choisir et les punirait d’une peine incommensurablement disproportionnée par rapport au péché qu’ils auraient commis et à propos duquel ils n’auraient pas eu le choix. Cependant, je suis un bibliste qui s’occupe d’abord du texte, et je dois donc en face d’un texte comme Romains 8.29, 30, mettre de côté mon point de vue philosophique et m’attacher au texte en examinant des éléments tels que le vocabulaire, la syntaxe et le contexte, pour tenter de déterminer son véritable sens.

L’usage du grec moderne

Le mot traduit par “prédestiné” en Romains 8.29, 30 et dans les autres textes concernés est le verbe grec proorizô, un verbe composé de la préposition pro (avant) et du verbe orizô (nommer, décider, déterminer). Le substantif correspondant proorismos (prédestination) n’apparaît pas dans la Bible, mais nous l’examinerons brièvement car il est significatif.

Étymologiquement, aucun des termes ne correspond au type de prédestination compris par Augustin ou Calvin et leurs successeurs. Leur accent porte sur l’intention plutôt que sur le résultat, comme nous le verrons plus loin. Les termes sont très communs dans le grec moderne. Le verbe proorizô est employé surtout à propos de parents qui font des projets pour leurs enfants.2 Par exemple, un couple désire que son fils devienne médecin. Pour faciliter l’accès à ce but, ils peuvent l’envoyer dès le plus jeune âge dans les meilleures écoles, mettre de l’argent de côté pour son éducation, lui faire donner des cours particuliers, limiter son temps libre, ou même restreindre ses relations sociales. Les Grecs diraient, à propos de tels parents, qu’ils proorizô leur fils pour qu’il devienne médecin. C’est là leur intention. Bien sûr, leur projet n’a aucune garantie de réussir. Le fils peut découvrir qu’il n’a pas le goût à cela, ou la persévérance nécessaire, ou qu’il préfère devenir enseignant, ingénieur, footballeur ou pasteur. Proorizô souligne l’intention, pas le résultat.

Le sens du substantif correspondant proorismos est similaire. Ce terme indique la destination d’un voyage. 3 Si une personne décide de voyager du point A au point B, alors le point B devient son proorismos, sa destination. Quand il l’établit, il souligne son intention d’atteindre cette destination. Mais nombre de raisons, un changement de dernière minute, une crevaison, un accident, peuvent l’empêcher d’atteindre ce but. Ni le verbe proorizô ni le nom proorismos ne contiennent le sens proposé par la doctrine calviniste de la prédestination ; ils soulignent plutôt une intention. Cela peut expliquer pourquoi il y a très peu de partisans de la prédestination en Grèce, même au sein du corps ecclésiastique, qui traditionnellement croit à la prédestination.

Mais dans quelle mesure pouvons-nous employer le grec moderne pour comprendre le grec biblique ? Constatons – d’abord que les termes proorizo et proorismos sont extrêmement rares dans la littérature ancienne. Il vaut donc la peine de s’informer sur leur emploi dans les temps modernes, le grec contemporain n’est pas trop éloigné du grec biblique. Ensuite, bien que la langue grecque ait évolué à travers les siècles dans sa syntaxe et sa grammaire, le vocabulaire est l’aspect le moins affecté et le grec moderne emploie essentiellement le même vocabulaire en lui donnant à peu près le même sens.

L’usage du grec ancien

Aussi utile qu’il soit, nous n’avons pas besoin de nous appuyer seulement sur le grec moderne. Le grec classique s’harmonise avec le sens que nous avons reconnu ci-dessus. Hippocrate, médecin du IV siècle avant J.-C., fait usage de proorismos, dans le grec ancien, pour caractériser les effets espérés d’une médication administrée à un patient. 4

Plusieurs usages dans les écrits des Pères grecs montrent aussi qu’il s’agit d’une intention. Origène (III e siècle) note que l’appel de l’Évangile est le début, non la destination (proorismos) de la pérégrination du chrétien.5 Anastase (env. 700), explique de même, dans sa réfutation de la prédestination, que si elle existait dans sa forme absolue (propepegmenos kai ametathetos proorismos), ceux qui tombent malades ne chercheraient pas à guérir ou à trouver un médecin.6 Le fait même qu’Anastase – emploie les mots propepegmenos kai – ametathetos qui signifient « préétablir/affermir et irrévocable » pour exprimer le sens de proorismos montre que, pour lui comme pour ses lecteurs, le mot à lui seul ne contient pas la notion de prédestination.

Jean de Damas (VII e – VIII e siècle) rat- tache proorismos à la volonté de Dieu et à sa préscience (7) et note de façon spécifique que Dieu « ne veut pas voir arriver le mal ni forcer la vertu/la bonté. » Cela implique que le proorismos divin n’est pas absolu, mais reste ouvert au choix humain. Méthode (IX e siècle) emploie proorizô dans la phrase proaireseos anthropines, qui désigne la volonté, le
désir, le choix humain. Le fait que la vo- lonté humaine soit impliquée dans le proorismos divin, montre qu’une prédestination absolue n’est pas envisagée.

Il ressort de ce que nous avons vu que le sens de proorizo et de proorismos est demeuré constant du grec classique au grec moderne, et que l’accent porte sur l’intention et non sur un résultat irré- vocable. Nous allons voir que la syntaxe va dans le même sens.

La syntaxe de l’intention

La syntaxe est tout aussi importante que le vocabulaire. Dans le grec biblique, quand les verbes de connaissance ou de volition, tels que proorizo sont employés à l’aoriste ou au parfait, ils sont habituellement accompagnés d’un infinitif (par ex. Mt 13.17 ; Lc 15.16 ; Ac 4.28 ;21.25 ;25.25 ;27.1 ;1 Co 7.31 ; 2 Co 2.1 ; Tt 3.12). C’est aussi le cas pour proorizo dans trois cas au moins
(Ac 4.28; Rm 8.29; Ep 1.11, 12). Dans le grec classique et le grec biblique l’infinitif est habituellement employé pour indiquer une intention ou un résultat.9 Bien que la notion de résultat puisse suggérer que la prédestination est envisagée, ce n’est pas le cas. Quand l’action considérée est encore dans l’avenir, l’infinitif exprime le résultat espéré. 10 Dans le développement de la langue grecque, l’emploi de l’infinitif s’est lentement effacé et les verbes de volition ont commencé à être mis au subjonctif. Le subjonctif est un mode de potentialité à la différence de l’indicatif qui établit plus solidement la réalité.

Il est tout naturel que la potentialité accompagne les verbes de volition. Quand je dis que j’ai décidé de faire quelque chose ou que je désire faire quelque chose, cela implique que la décision ou le désir, bien que fermement établi dans mon esprit, doit cependant attendre sa réalisation dans les faits. Si j’ai décidé de faire quelque chose il faut encore attendre pour savoir si j’aurai l’occasion de le faire.

Dans la transition du grec classique au grec biblique, l’infinitif a été parfois remplacé par une préposition. En ce qui concerne l’usage de proorizo dans le Nouveau Testament, nous voyons que le verbe est accompagné quatre fois par une préposition. En Romains 8.29, proorizo est suivi de eis to einai auton (pour qu’il soit) ; dans 1 Corinthiens 2.7, eis doxan emon (pour notre gloire) ; en Éphésiens 1.11, 12, eis to einai emas (NBS « à célébrer sa gloire » lit. « afin que nous soyons à la louange de sa gloire »).

La préposition « eis » peut indiquer un mouvement géographique ou chronologique, ou une intention.11 Comme prooizo ne traite ni de temps ni de géographie ces deux options sont exclues. Le seul emploi de la préposition eis qui concorde est celle de l’intention. De plus, dans deux des quatre versets (Rm 8.29 ; Ep 1.11, 12), où nous avons une préposition, l’infinitif einai (être) est aussi employé. Comme nous l’avons vu, l’infinitif exprime une intention ou un résultat espéré. 12

Nous pouvons conclure que la syntaxe du verbe proorizo dans le NT indique clairement et sans équivoque l’intention divine, soit sous la forme de l’emploi de l’infinitif du verbe proorizo, soit par l’emploi d’une préposition qui indique l’intention.

Le contexte de l’intention

Le témoignage du contexte est le dernier, mais non l’un des moindres. L’espace dont nous disposons ne nous permet pas un total examen du contexte dans lequel les textes sur la prédestination s’insèrent, mais quelques points méritent d’être mentionnés.

Actes 4.28 rapporte les paroles de croyants après que Pierre et Jean aient été libérés après leur arrestation. À première vue il semble que les souffrances de Jésus aux mains des Juifs et des Gentils aient été prédestinées : « pour faire tout ce que ta main et tes décisions avaient arrêté [proorisen] d’avance. » Mais immédiatement après cela, les croyants poursuivent en appelant la protection du Seigneur : « Et maintenant, Seigneur, sois attentif à leurs menaces, et donne à tes esclaves de dire ta parole avec une entière assurance » (v. 29). Pourquoi demander au Seigneur sa protection si toutes choses ont été prédestinées dès le commencement ? Une telle requête n’a de sens que dans le contexte d’un conflit entre le bien et le mal. Les disciples savent qu’ils ne peuvent obtenir la victoire que si le Seigneur intervient en leur faveur.

En 1 Corinthiens 2.1-10,Paul explique que lorsqu’il est venu pour la première fois à Corinthe, il est venu en état de faiblesse et qu’il était rempli de crainte et de tremblement (v. 3), peut-être à cause de la faiblesse de ses succès à Athènes, sa dernière halte, ou à cause de la réputation notoire de Corinthe. Dans un tel contexte, Paul a « décidé » (ekrina) de ne rien savoir d’autre que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié (v. 2). Pourquoi craindre et trembler si tout est prédestiné ? Et dans quel contexte Paul a-t-il décidé ce qu’il doit prêcher si tout est prédestiné ?

Le verbe proorisen s’applique ici à « la sagesse de Dieu mystérieuse et cachée » (v. 7), le plan du salut tel qu’il s’est réalisé en Christ dans sa mort sur la croix. Le sacrifice de Jésus a-t-il été prédestiné à survenir ? Il nous faut bien réfléchir avant de répondre par l’affirmative. Le sacrifice de Jésus rendrait hors de sens la tentation de Satan « Je te donnerai tout cela si tu tombes à mes pieds pour te prosterner devant moi » (Mt 4.9), ou la prière du larron sur la croix «N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même et sauve-nous ! » (Lc 23.39). Même la prière de Jésus à Gethsémani : « Mon Père, si c’est possible, que cette coupe s’éloigne de moi ! Toutefois, non pas comme moi, je veux, mais comme toi, tu veux » (Mt 26.39), perdrait tout son sens.

Si tout a été préétabli à l’avance, alors les requêtes sont vaines. Au contraire, si nous comprenons proorizo comme se référant à une intention, celle du plan de Dieu pour l’humanité,alors les paroles de Jésus prennent une profondeur étonnante en révélant son inflexible engagement au salut de l’humanité. Jésus a d’abord accédé au plan du salut quand il fut établi avant la fondation du monde (Ap 13.8). Puis à nouveau, à Gethsémani, dans sa condition humaine et au moment de sa plus grande faiblesse, il s’est volontairement soumis à la poursuite du plan du salut. Christ n’était pas obligé de mourir pour l’humanité tel un esclave soumis à une prédestination souveraine, mais il s’est volontairement et pleinement livré à la crucifixion.

En Romains 8.29, Dieu proorisen les croyants à « être configurés à l’image de son Fils, pour qu’il soit le premierné d’une multitude de frères. » Les mots « être configurés » introduisent un élément de potentialité. Les mots « pour qu’ils soient » traduits du grec eis to einai, forment une construction que nous avons notée plus haut comme indiquant habi- tuellement une intention ou un projet. Plus encore, les intentions de Dieu s’adressent à ceux « qu’il a connus d’avance, » (v. 29), termes qui montrent que ses plans ne sont pas fondés sur une décision d’une souveraineté arbitraire, mais sur une connaissance intime des êtres humains et de leur réponse à l’Évangile. Toute la construction parle d’abord des intentions de Dieu et de ses plans. Bien qu’il y ait en Romains 8.30 une forte assurance que le plan de Dieu deviendra une réalité pour les croyants engagés, le langage relatif à l’intention et à la potentialité montre qu’il n’y a pas de prédestination au sens calviniste, mais seul l’accomplissement de la volonté de Dieu dans le cœur de ceux qui lui répondent.

Finalement, en Éphésiens 1.5-12, Paul explique comment, en Christ, Dieu proorisas les croyants à recevoir le don du salut. Ce don est offert kata prothesin, “selon le projet” (v. 11) de Dieu, et non selon une décision arbitraire et souveraine. Le passage est saupoudré d’infinitifs et de prépositions qui soulignent une intention (eis huiothesian, eis epainon doxes, eis oikonomian, anakefalaiôsasthai, eis to einai). L’accent est à nouveau mis sur l’intention et le projet de Dieu et non sur une issue préétablie.

Synthèse

Nous avons considéré le vocabulaire, la syntaxe et le contexte des passages qui sont cités en faveur de la prédestination. Le vocabulaire souligne une intention, un projet, et non un accomplissement préétabli. La syntaxe conforte la même lecture. Le contexte est saturé de mots et de constructions syntaxiques qui soulignent la dimension de projet/intention. Rien dans ces textes n’exige qu’ils soient lus comme enseignant la prédestination.

Les partisans de la prédestination pourraient contester en disant que dans la sphère de Dieu l’intention/projet équi- vaut à un résultat parce que Dieu est souverain et tout puissant, et que sa volonté aboutit toujours. Mais ce point de vue n’est pas tenable sur le plan philosophique et exégétique. Sur le plan de l’exégèse, le vocabulaire, la syntaxe et le contexte mettent l’accent sur l’intention. Si les auteurs du Nouveau Testament avaient voulu mettre l’accent sur la détermination absolue et irrévocable des intentions de Dieu, ils auraient pu aisé- ment écrire leurs phrases autrement.

L’image que je retire de l’examen des textes avec proorizo et proorismos est celle d’un Dieu qui, tel un Père aimant, fait avec tendresse des plans pour le salut des humains qu’il a créés. Il nous offre sa grâce, nous réprimande pour nous rétablir, nous visite même quand nous lui tournons le dos, nous fortifie pour marcher sur le chemin de la foi. Il a fait et fait encore tout ce qui est nécessaire à notre salut.

Mais quels que soient ses plus beaux efforts, il nous faut consentir à son plan pour qu’il devienne une réalité dans nos vies. Il ne nous forcera jamais. Cela peut conduire à la douloureuse réalité que si Dieu veut que tous soient sauvés (1 Tm 2.4, 2 P 3.9) et que Jésus soit mort pour tous (Jn 1.29), tous ne seront pas sauvés. Certains peuvent être perdus par leur libre choix. Tel est notre Dieu d’amour, un Dieu dont je puis parler, d’un point de vue à la fois philosophique et exégétique.


1. Toutes les références bibliques sont celles de la NBS

2. Cf. Dictionnaire grec “destine” et “ordain,” http://www.greek-dictionary.org/translate-en- glish/destine,http://www.greekdictionary.org/trans late-english/ordain et aussi le lexique à www.kypros.org/cgi-bin/lexicon, tous deux accédés le 2 septembre 2013.

3. WordReference.com, www.wordreference. com/gren/%CF%80%CF%81%CE%BF%CE%BF %CF%81%CE%B9%CF%83%CE%BC%CE%BF %CF%82, accédé le 2 septembre 2013.

4. Par ex., Hippocrate, Praeceptiones, 3.2.

5. Origène, Philocaliasive Ecloga de operibus Origenis a Basilio et Gregorio Nazianzeno, facta 25.2.5.

6. Anastase, Questiones et responsiones, 16.2.12; cf. 16.4.32.

7. Jean Damascène, Expositio fidei, 9.19.

8. Idem., 44.3.4.

9. Voir A. B. Moumtzakis, Syntaktikotes Archaias Ellenikes [Syntaxe du grec ancien], Athène, Grèce, Organismos Ekdoseon Didaktikon Vivlion, 2007, p. 84.

10. See F. Blass and A. Debrunner, A Greek Grammar of the New Testament and Other Early Christian Literature, trans. and rev. Robert W. Funk, Cambridge, UK: University Press, 1961, p.196.

11. Moumtzakis, p. 185.

12. Voir Rm. 3.26 ; 4.11 ; 4.16 ; 15.16 ; 1 Co 10.6 ; Ep. 1.12 ; Jc 1.18 pour l’emploi de eis to einai. Tous indiquent une intention ou un ré- sultat espéré et non prédéterminé.